Tunisie, un coup d’État ne résout pas une crise, il l’empire

“Ce n’est pas un coup d’État, mais un acte de redressement. La loi était bafouée, les institutions étaient paralysées … » Ben Ali après son coup d’État
Dans une “démocratie”, ce que la Tunisie post révolution a aspiré à devenir, on ne combat pas la corruption en concentrant les trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) entre les mains d’un seul homme mais par une justice indépendante qui enquête, juge et condamne.
Quant à cet homme qui prétend jouer son “rôle historique”, je rappelle qu’il avait début 2021 catégoriquement d’autoriser la naissance d’une cour constitutionnelle qui aurait été garante de la nouvelle Constitution. Cette cour l’aurait en effet empêché d’interpréter la constitution (et son article 80) comme bon lui semble pour justifier la concentration des pouvoirs entre ses mains, en d’autres termes, un coup d’État. Et lorsque cet homme dit qu’il aurait dû le faire il y a déjà plusieurs mois, c’est bien que l’acte avait été prémédité. Lui même a reconnu avoir été conseillé par des puissances étrangères pour le faire.
Article 80 de la Constitution tunisienne post révolution sur le “péril imminent”
La corruption des partis politiques tunisiens, l’incompétence des ministres et le retour des Ben Alistes n’est plus à prouver. Mais si par pur détestation envers eux, on justifie qu’un seul homme renverse le processus de démocratisation, qui plus est avec une aide étrangère, c’est qu’au fond, on n’est ni patriote, ni nationaliste, ni soucieux d’un quelconque bien commun. Mais plus partisan d’un parti, d’une idéologie ou d’un homme, que réellement de la démocratie ou de l’aboutissement de la révolution. La seule élimination de ses adversaires politiques n’est pas un projet viable pour un pays.
« Un coup d’État dans le sens le plus complet du terme”. Yadh Beh Achour
Ce n’est donc pas un hasard si Yadh Ben Achour, éminent juriste tunisien, a qualifié la démarche de Kais Saïd de « coup d’État » et que les conditions utilisées pour la justifier étaient loin d’être suffisantes. Il a en outre averti que « Kais Saïd s’est instauré comme chef unique de l’exécutif, alors que nous (la Tunisie) a un exécutif bicéphal composé d’un président de la République et d’un chef du gouvernement, ensuire de l’autorité législative puisqu’il s’est arrogé le droit de décider par décret-loi, et enfin, le pire, il s’est institué chef du pouvoir judiciaire dans la présidence du parquet. Du jamais vu dans l’histoire du droit constitutionnel”. En d’autres termes, il n’existe plus aucun recours légal face à Kaïs Saïed.
Justifier une fin aussi abrupte du processus de démocratisation par la détestation du parti Ennahda et des autres ouvre la porte à une fin de la révolution et des aspirations démocratiques dans le monde arabe. Jouer avec ces aspirations et oser parier sur l’avenir que ce précédent n’est pas grave et qu’on peut mettre sur “pause” le processus démocratique lorsqu’il s’agit de la Tunisie ou d’autres pays arabes, est exactement ce qui alimente les stéréotypes les plus racistes. Stéréotypes selon lesquels les arabes, les africains les musulmans, ne sont pas dignes de vivre en démocratie.

Rappelons ce que le président français Jacques Chirac avait alors dit en 2003 aux tunisiens dans un discours alors qu’il visitait le pays encore tenu par Ben Ali en 2003. Interrogé sur les violations des droits de l’homme par le dictateur tunisien, le président français avait répondu que le premier des droits de l’homme est de pouvoir « manger » au lieu de se soucier des droits de l’homme*. Autrement dit, estimez vous heureux de pouvoir manger au lieu de penser à vivre libres.

A gauche : le dictateur tunisien Zine El Abidine Ben Ali, A droite : le président français Jacques Chirac en Tunisie
Rappelons également que les deux pays qui ont aidé Kaïs Saïed, l’Egypte et les Emirats, sont en guerre contre tous ceux qui ont choisi de renverser leurs dictateurs pendant “Printemps arabe”. Rappelons encore qu’en Egypte aussi, nous avons assisté à des scènes de liesse pour saluer le renversement du premier président élu en Egypte. Nous savons tous comment les choses ont rapidement empiré avec la dictature d’Al Sissi.
De nombreux Tunisiens ont justifié ce coup d’État par la crise économique et la crise du Covid qui sont bel et bien réelles et graves. Mais à eux et à ceux qui ont la mémoire courte/sélective ou qui ignorent tout simplement que tout coup d’État commence par de belles promesses, je laisse cette interview de Ben Ali au lendemain de son coup d’État qui avait renversé Bourguiba: « Ce n’est pas un coup d’État, mais un acte de réparation. La loi était bafouée, les institutions étaient paralysées… »
«Le premier des droits de l’homme c’est manger, être soigné, recevoir une éducation et avoir un habitat. De ce point de vue, il faut bien reconnaître que la Tunisie est très en avance sur beaucoup de pays…Mais nous avons chacun nos critères d’appréciation.» Jacques Chirac, Tunis 12/05/2003